59
Sarah Belzoni portait un corsage blanc et une jupe noire. Altière, elle tentait de ressembler à une parfaite bourgeoise anglaise, mais une lueur sauvage, dans son regard, anéantissait ces louables efforts. Fortunée ou non, elle resterait une aventurière indomptable et farouche.
Le domestique James Curtain l’avait avertie de la visite inopinée de l’inspecteur Higgins. Introduit au petit salon, ce dernier constatait que le nombre de caisses contenant de petits objets égyptiens avait fortement diminué.
— Bonsoir, inspecteur. Désiriez-vous voir mon mari ?
— En effet, madame Belzoni.
— C’est malheureusement impossible. Giovanni vient de s’absenter.
— Je reviendrai demain.
— Cette absence sera longue, je le crains.
— Un voyage à l’étranger ?
— Un voyage d’affaires. Sir John Soane nous a grugés de façon scandaleuse en versant les deux mille livres prévues pour l’achat du sarcophage d’albâtre à son « légitime propriétaire », c’est-à-dire Henry Salt. Face à ce puissant personnage, nous n’avons aucun recours.
— Un avocat ne pourrait-il pas vous aider ?
— La transaction s’est opérée en toute légalité, et nous ne sommes pas de taille à lutter contre Soane. Vu le médiocre accueil de Londres, à part le succès de l’exposition qui ne durera pas éternellement, Giovanni a dû aller chercher fortune ailleurs.
— Auriez-vous l’obligeance de préciser cet « ailleurs », madame Belzoni ?
— Serait-ce une injonction déguisée ?
Sarah remit en place une mèche rebelle.
— Au fond, ce déplacement n’a rien de secret, estima-t-elle. Mon mari est parti pour la Russie où il espère rencontrer le tsar Alexandre Ier et l’intéresser à ses recherches.
— Comptez-vous le rejoindre ?
— Non, inspecteur. Quels que soient les résultats de cette démarche, Giovanni reviendra à Londres et nous ferons le point. Pourquoi désiriez-vous lui parler ?
— Une affaire… sérieuse. Je dois dissiper un malentendu, et lui seul peut m’y aider. À bientôt, madame Belzoni.
La police ne surveillait plus le domicile de l’Italien. Dans l’incapacité de donner des ordres officiels, Higgins se retrouvait sourd et aveugle.
Magnoon, « le fou », s’était douté que la vérité finirait par éclater, et il avait décidé de prendre la fuite. Sarah ne tarderait pas à le rejoindre. De lourds soupçons pesaient sur eux, mais avaient-ils commis trois meurtres et dissimulé la momie avec l’intention de la vendre à un amateur fortuné ? Higgins avait laissé en suspens trop de dossiers brûlants pour conclure de manière aussi abrupte.
Il lui fallait imaginer une nouvelle stratégie.
La magie des quatre fils d’Horus continuait à opérer. En puisant l’énergie des points cardinaux, ils maintenaient en bon état les organes vitaux de la momie. Revêtant le masque d’Anubis à tête de chacal, le premier des embaumeurs et l’inventeur de la momification, le sauveur célébrait à intervalles réguliers le rituel des « justes de voix », assurant ainsi la circulation de l’énergie à l’intérieur du corps osirien. L’âme parcourait les chemins de l’au-delà et voyait les paradis sans se couper de son ancrage terrestre.
Impossible, cependant, de pratiquer l’ouverture de la bouche, des yeux et des oreilles tant que les linceuls, les bandelettes et les objets symboliques d’origine n’auraient pas été restitués à la momie. Le sauveur, malgré ses efforts, ne parvenait pas à tous les localiser.
La mise à l’écart de l’inspecteur-chef Higgins se révélait catastrophique. En recherchant la momie et l’assassin des trois démons qui voulaient la détruire, il avait obtenu de précieux indices que lui seul parvenait à recueillir. Les possibilités d’action du sauveur étaient plus limitées qu’il n’y paraissait, et il se heurtait depuis deux mois à des obstacles infranchissables.
Après les outrages subis, la capacité de survie de la momie avait été gravement lésée. Certes, la magie du Verbe et l’efficacité des quatre fils d’Horus prolongeraient son existence au maximum, mais l’avenir s’assombrissait.
Higgins définitivement ligoté, comment sortir de l’impasse ? Une intervention brutale et hasardeuse risquait de conduire au désastre.
Les dieux accepteraient-ils de fournir au sauveur une autre solution ?
Un épais brouillard noyait les ruelles de Whitechapel. Les émanations provenant des usines et des fabriques rendaient l’air irrespirable. Le prix du pain avait augmenté, et quantité d’habitants de l’East End guettaient la fin des marchés afin de ramasser fruits et légumes abîmés ou pourris.
La grogne montait, Littlewood se réjouissait. Au cours des derniers comités de quartier, la violence était apparue comme l’unique solution, puisque le gouvernement refusait d’entendre la voix des pauvres. Sous l’impulsion du tribun révolutionnaire, les modérés avaient été balayés, et le noyau dur bouillonnait d’impatience.
Littlewood se félicitait de sa patience. Il disposait à présent d’une petite armée, encadrée par des gaillards déterminés. Pas de traître, aucune infiltration, un stock d’armes appréciable, une police incohérente et désorganisée… tableau presque idéal !
Manquait encore la momie ! Le futur maître du pays ne désespérait pas de la retrouver et d’en faire le symbole de la mort du passé, de la royauté et de l’aristocratie. Qui s’était emparé de cette angoissante dépouille et l’avait dissimulée avec tant de soin ?
En pénétrant dans l’arrière-salle du pub enfumé où se réunissait son état-major, Littlewood remit cette question à plus tard.
Coiffé d’une casquette d’ouvrier dont la visière masquait le haut du visage, il portait une épaisse moustache, et des favoris lui mangeaient les joues. Ces postiches le rendaient méconnaissable.
Un jeune lui barra le chemin en brandissant un couteau.
— C’est privé.
— Pas pour Littlewood !
Le garde s’écarta. À la voix, il avait reconnu le grand patron, l’âme de la révolution.
La porte fut soigneusement refermée, et une douzaine d’hommes se rassemblèrent autour d’une table rustique sur laquelle étaient disposées des pintes de bière brune.
— Je suis porteur d’excellentes nouvelles, annonça Littlewood. Nous venons d’acheter une dizaine de policiers de l’East End qui s’estiment mal payés et déconsidérés. Persuadés de la justesse de notre cause, ils nous fournissent des renseignements de première main et sèmeront le trouble au sein de leurs propres services. Ils souhaitent devenir les instructeurs des forces de sécurité du nouveau régime.
— Je refuse d’obéir à ces ordures ! protesta un barbu.
— Rassure-toi, l’ami. Nous les supprimerons dès notre prise de pouvoir. En attendant, ils nous aideront à triompher. Nos caches d’armes de Whitechapel abritent du beau matériel, et les autorités continuent à sommeiller. Le tyran et ses conseillers croient le peuple incapable de se révolter.
— Je propose d’attaquer le palais royal, avança le barbu. On fonce et on massacre !
— Nous en avons tous envie, concéda Littlewood, mais cette offensive risquerait de tourner court, et je ne veux frapper qu’à coup sûr. Notre priorité consiste à semer la panique chez l’adversaire et à lui faire perdre pied. Confronté à la colère des miséreux, le gouvernement n’osera pas réagir de façon trop brutale. Nous élargirons la brèche, des milliers de mécontents se rallieront à notre croisade. Demain, mes amis, nous remporterons notre première victoire.
Les conjurés écoutèrent attentivement les explications de Littlewood. Séduits, ils vidèrent les pintes de bière et les remplirent en saluant leur chef.
Le fiacre de lady Suzanna approchait de Hyde Park. Attendant une nouvelle de première importance, la jeune femme éprouvait le besoin de parcourir les allées de ce vaste espace vert où l’air de la capitale était plus respirable.
Elle aperçut deux policiers en uniforme qui s’éloignaient en courant. Pressés, ils bousculèrent des passants, indignés.
Soudain, des cris. « Du pain pour les affamés », « Du travail pour les pauvres », « Un avenir pour nos enfants », « Honte aux exploiteurs ». Déferlant comme une vague géante, une foule hurlante montait à l’assaut de Hyde Park.
Les meneurs jetèrent des pierres sur les voitures des nantis. Atteint à la tempe, un cocher s’effondra et fut piétiné. Des femmes et des enfants frappèrent les calèches à coups de poing et tentèrent d’en extirper les occupants.
— Partons, vite ! ordonna lady Suzanna.
Deux costauds bloquèrent les chevaux et agrippèrent les bottes du cocher. L’avocate ouvrit la portière, sauta à terre, releva ses jupes et courut à toutes jambes.
Une pierre frôla sa tête, un filet de sang coula de sa tempe. Son chapeau s’envola, la pluie fouetta son visage. Elle n’osa pas se retourner, craignant de voir ses poursuivants se rapprocher. À bout de forces, elle crut sentir leur souffle. Non, elle ne devait pas renoncer à survivre. Encore un pas, un deuxième, un troisième…
— Par ici, mademoiselle !
Un groupe de jeunes officiers recueillit lady Suzanna. À la vue de leurs sabres, les poursuivants reculèrent.
Aux abords de Hyde Park, des fiacres brûlaient.